BACHLA

BACHLA

conte de Noël 2022

La biche

 

L’histoire que je vais vous conter m’a été confiée durant le mois où le renard aboie. C’était par l’une de ces nuits sans lune où j’aime à m’endormir, veillé par les étoiles, auprès d’un feu de bois. Au clocher du village, plus bas, au loin, dans la vallée, minuit allait sonner. Je le savais car Maître Tesson venait tout juste de visiter les restes de ma gamelle, je la lui dépose, chaque soir, depuis dix ans. Les habitudes qu’ont les bestioles qui me côtoient rythment mon temps. J’entendis, bien avant de le voir, mon vieux voisin Frédéric Guillaumet, un retraité de l’armée qui, en ermite, ne vit qu’à quelques lieux de moi. Un toussotement léger dans les fougères craquantes venait de me trahir son approche. Je jaugeai sa démarche, ce soir-là, lourde, pataude, je m’en étonnai, cet ours habituellement n’était pas si gauche. Je le laissai s’approcher sans mot dire. Il prit place, tranquillement, s’installa. Un magicien qui m’aurait extirpé de son chapeau un lapin, n’eut mieux fait : le Guillaumet me sorti de sa besace un Lalande-Pomerol entamé. Ah Dieu, j’en connaissais les arômes, pour en avoir déjà bu chez lui, ce vin vous lâchait en bouche un savant mélange de myrtille, de chêne et de réglisse. Deux verres furent remplis du rubis breuvage. Tout en me tendant celui qui me revenait, il m’expliqua la raison de sa venue. Il lui déplaisait de siroter seul, pour son anniversaire, un si joyeux nectar. Il avait vu de loin les lueurs de mon feu et l’idée lui était venue de me faire participer aux premières heures de sa soixante-dix-septième année. Je balançais une bûche aux flammes, pris le verre, le congratulai comme il est de coutume. Le nez au-dessus du fumet, j’humais les effluves.

L’entrechoc d’autres bouteilles dans le havresac, annonçaient pour le reste de la nuitée une ivresse à la hauteur du breuvage. Nous ne chantâmes pas le « happy birthday to you » comme cela se fait chez vous. Nous autres, coureurs des sous-bois, sommes plutôt silencieux pour ce qui est de ces choses-là. Le parler trop haut ne permet point d’entendre ce que murmure tout bas le monde des loups. Nous chuchotâmes, donc... Le Guillaumet étant en verve, c’est surtout lui qui parlât et ce qu’il me contât fut si extraordinaire qu’aujourd’hui encore je puis vous le narrer sans en omettre un seul mot. Je venais d’évoquer vaguement la notion de paradis. Le feu, le silence, notre quiétude, ne nous en rapprochaient-ils pas ? Mon aîné, pour répons, opina violemment de la tête en profond signe de désaccord. « Le paradis ? Le paradis se peut-il être comparé à ceci ?! », murmurat-il à son tour. « Dans les langues de l’orient ancien, je le sais pour l’avoir lu et appris, Paradis se veut synonyme de Jardin. Mais, pas de n’importe quel jardin. Paradis sous-entend l’Eden paradisiaque d’Eve, d’Adam, la pomme et le serpent, verger fertile, verger perdu, univers d’abondance. Ah, l’ange déchu ne manque pas de nous le marteler que nous ne méritons point cet endroit-là. Et je suis bien de son avis. Le Bon Dieu, plus clément, heureusement pour nous, nous laisse une seconde chance. Vous, les jeunes, vous en savez souvent peu là-dessus, mais il suffirait, vois-tu, pour sauver notre humanité, qu’à la manière du Bon Larron, qui n’était qu’un brigand, nous nous détournions de nos mauvaises actions. Moi qui te parle, je puis bien te le confier : je ne valais, jadis, guère mieux que ce Desmas qui, à la droite du christ, au Golgotha, fut cloué sur le bois de la Croix. Séverin, l’ancien gendarme, pourrait t’en dire. Bien avant d’être militaire, vivant en marge, en horsla-loi, je pillais les clapiers, les vergers, potagers et poulaillers. Quant aux bans communaux, j’étais bracon, je posais des collets. Nos futaies, plus peuplées qu’aujourd’hui, savaient nourrir leur homme... 

Ceci cessa un jour béni, mes yeux s’ouvrant sur le triste chemin dans lequel s’enfonçait mon âme. C’était au sortir de la saison des brames, aux abords de la Toussaint, peu avant l’hiver. J’avais posé des congés et bivouaquais dans une cahutte de fortune, construite de mes seules mains, un cabanon en gros rondins de pin que jointaient ramilles et argile. Tout cela, bien sûr, s’est écroulé depuis belle lurette. Tout près de cet endroit serpente d’un fin goulet un mince filet d’eau. L’entrefilet s’écoule d’une tourbière encaissée qui s’élargit au fur et à mesure qu’on s’y avance. Il règne là une paix indicible qu’aucun son ne vient troubler, hormis quelque chant, léger, cristallin, un glougloutement serein. Au fond du cirque marécageux, au pied d’un roc qu’ombrage un rideau de prunelles, se trouve une petite crypte ensablée, légèrement surélevée, que tapissent les mousses, le lichen. J’aime m’y reposer. L’épaisseur des bryacées qui matelassent le sol dépasse l’entendement. On accède à ce nid, dont le confort vaut la folle spongiosité du Frankenthal, qu’au prix d’une prudente traversée. Je relevais donc, ce jour-là, non loin de ce boyau dont j’ignorais encore l’existence, mes deux derniers pièges. Deux lapins, un marcassin, un écureuil, un loir, la gibecière commençait à me peser sur l’épaule. Oui, tu as bien entendu : un écureuil et un loir. Un gredin, te dis-je, je n’étais qu’un fieffé malandrin. Bref, tout en marchant, je scrutais instinctivement le sol. Tu connais la chanson. Une brindille écrasée, une écorce rongée, une coque rejetée, savaient me renseigner sur ce qui fréquente le lieu de mes larcins, de mes brigandages. Une trainée de gouttelettes sombres qui maculait les tracés de deux cervidés attira mon regard. Je me baissai. Du sang, nul besoin de le goûter, l’odeur ferrique qui s’en dégageait, suffisait à me le confirmer. Un animal blessé était passé par là… 

Il m’était aisé d’en suivre les traces : les onglons marquaient fort bien le sol. L’une des deux bêtes, la plus petite, ne semblait guère plus pesante qu’un faon. C’est celle-ci qui saignait. Les animaux s’étaient séparés à l’entrée du goulet. Je suivais le blessé, découvrais la tourbière. Le sang pointillait l’existence d’un gué qu’un homme, de son seul chef, ne pouvait déceler. Peu ont cet instinct du terrain qui consiste à deviner les sentiers. Celui-là permettait de traverser le marais sans se mouiller les pieds. Je repensais, tout en suivant la piste, aux légendes de Saint Télo, Saint Edern, à ces moines et évêques chevauchant les landes détrempées sur le dos du grand couronné. C’est un fait, il est vrai, tout animal peut se laisser apprivoiser, du plus petit au plus grand des gibiers. Pour passer des marécages sans s’imbiber les chausses, à choisir un compagnon de voyage j’opterai, moi aussi, pour le cerf. Tout en m’approchant de la crypte, des pages d’histoire me revenaient. Je songeais à cette biche cenonnaise qui avait permis à Roland de Roncevaux de traverser les marasmes de la Garonne, puis à la défaite des Goths d’Alaric face aux Francs de Clovis, qui traversèrent la Vienne guidés d’un cerf. J’en étais là de mes pensées, quand, dans l’ombre, au pied du grand rocher, je ne devinai de celle que je pistais, qu’une pauvre tache claire. Je m’en approchai silencieux. Je la revois comme si ce fut hier. Je la cru tout d’abord morte, elle n’était qu’évanouie. Sa robe était souillée. Le sang sourdait d’une entaille, large, profonde, qui lui blessait le flanc. Une pointe argentée, soudée à un reste d’empennage, brillait dans la plaie : l’œuvre d’un archer. A remonter la piste à contresens, je devinais qu’il y avait, quelque part, un tronc maculé, sur lequel elle s’était frottée pour se débarrasser de ce qui la meurtrissait. En s’étrillant vigoureusement, la plaie s’était élargie, la flèche s’était cassée. Je retrouverai plus tard, en effet, au pied d’un rugueux fût de frêne, une hampe brisée qu’ornaient trois plumes.

La pauvre bête éveillât ma pitié. Je la pris délicatement contre moi, la portai sans mal, quittant ce terrain humide pour la terre battue de ma chaumière, où je la pansai. Ce fut là une longue nuit de veille. Peu avant l’aube, je m’endormis. La chaleur m’éveilla. Je sursautai : le lit de paille à mes côtés était vide. Mon invitée avait fui. Comme sa blessure n’autorisait point encore le déplacement, d’un bond, debout, je m’élançai au dehors. Devant mon pas de porte, m’attendait un grand cerf. Je stoppai net. Son ombre me dominait. Entre ses cors solides, le soleil dardait. L’astre flamboyait entre les pointes des andouillers telle une Sainte Ostie élevée dans l’ostensoir. Je repensais à Saint Hubert et Saint Eustache. Eux avaient vu d’entre les bois, une croix. Au sol, entre ses sabots, une femme nue, enfiévrée, grelottante, mourant de froid. Au vu de l’entaille qui saignait sous ses seins, je réalisai, sans pour autant comprendre, que c’était là ma biche. Doucement, lentement, je me baissai. Le « rouge » me toisait, prêt à m’encorner au premier geste maladroit. Pour la seconde fois en moins de vingt-quatre heures, je portai contre mon buste, ce corps gracile, inanimé. Comment cela pouvait-il être ? Pouvait-on, en ce siècle, croire encore aux sortilèges qui font la thérianthropie ?! Pouvait-on accréditer le nahualisme et l’existence d’êtres métamorphes ? Devenais-je fou ?! Sous le regard du mâle qui lui était lié, je rapportai l’animal-femme dans ma cabane. Chassant mon trouble, je la lavai et la couvrai de plusieurs chaudes étoffes. La journée passa, je demeurai abasourdi de ceci qui sous mes yeux se déroulait. Le cerf, au dehors, tantôt broutant, tantôt couché, passait régulièrement vérifier l’état de sa compagne. Son intention à mon égard semblait, à présent, bien meilleure. Dans ses prunelles je devinai la bienveillance. Mon alitée ne s’éveilla qu’aux premières heures du jour du surlendemain. La drapant d’une chemise à carreaux bien trop large, je lui partageais ma soupe. Elle ne toucha qu’aux légumes, délaissa la viande, je ne m’en étonnai point.

Je su à cet instant précis, au fond de mes entrailles, qu’il ne me serait plus jamais possible de tuer. J’en avais fini de mes pièges, de mes collets. Penser qu’en place du marcassin, j’aurais pu attraper cette pauvresse me révulsait. Ah Dieu de miséricorde, que sa chair eut pu rôtir, cuire, rissoler sur mon feu, me tourmentait le cœur. Je lui offris mon eau mêlé de vin qu’elle lapa comme un chat. Quand enfin j’eus la certitude que le feu de la vie revigorait son être, je la questionnais. Elle ne répondit point. Je reformulais mon questionnement, en veillant bien au détachement des syllabes. Je n’eus droit qu’au silence à nouveau. Etait-ce du dédain, de la méfiance, de la défiance ? Je ne crois pas. Je ne décelais rien de cela. Je la suspectais muette. Mais peut-être étaitelle étrangère à notre langue, ou simple d’esprit, comment le savoir ? Lorsqu’elle entendit au dehors le son des sabots sur le sol, lorsqu’elle réalisa la présence du cerf, lorsqu’elle perçut l’odeur de l’animal, ses joues rosirent de joie, la larme qui de ses yeux coula me picota le cœur. Quel étroite relation nourrissait ces deux-là ? Lien de sang ? Lien d’amour ? Son corps, je le subodorai, avait probablement déjà enfanté, quant au cerf, ce n’était plus un daguet… Doucement, elle s’accroupit, ôta, se dénuda, de ce qui la couvrait, couvertures et vêtements. Mon Dieu, je n’osais plus respirer. Elle toucha, sous sa poitrine, l’endroit que la flèche avait percé. La plaie s’était refermée. Sans pudeur elle se leva, le visage marqué d’une expression que je pris pour de la reconnaissance. Mon corps, semblable à du plomb, n’arrivait pas à réagir. Je n’étais plus qu’esprit, trouble, émotion. A reculons, elle se dirigea vers la porte. Happée par l’air, elle disparut.

J’ignore combien de temps je suis resté ainsi, sur le sol, ébaudi, prostré. Je quittai ma torpeur quand l’allongement des ombres laissa place à la nuit. Je quêtai aussitôt les traces du cerf et de la femme-biche. Là où je pensai trouver quatre onglons et deux empreintes de pied, j’identifiai immédiatement huit sabots. Pourquoi m’en étonner : ma jeune hôte avait repris sa forme animale… Les jours suivants, ma principale occupation fut de chercher, dénicher les indices que cet étrange couple laissait derrière lui. Effluves, tracés, laissées, abroutissements, frottements, je les suivais pas à pas. Régulièrement, ils gagnaient le goulet et se frayaient passage jusqu’au tapis de mousse où la femmebiche blessée s’était une nuit réfugiée. Cessant toute rapine, je me mis à travailler, dur. Craignant à présent les week-ends de chasse, je dépensai mon argent dans l’acquisition des parcelles qui ceinturaient le goulet, le marais. Au village, l’on se moquait de cette subite frénésie. Je m’en foutais. Indifférent aux quolibets, il m’importait, au plus vite, d’assurer à mes deux protégés, une zone sécurisée. Novembre et décembre passèrent. Dès que résonnaient dans les sous-bois les cornes, les sifflets, les aboiements des chiens, les vociférations des hommes, cependant que de mon côté je tremblais, cerf et biche courraient se réfugier au fond de la tourbière. A la mi-janvier, survint le drame. Il fallait bien que cela arrive. Le rebond d’un coup de fusil sur les abrupts pans de la vallée déchira le silence, je vacillai sous le fracas de la détonation, je su. Immédiatement, je su : il n’y eut plus qu’un marquage sur le sol, celui du cerf. Ce tracé, à quelques jours de février à son tour, disparut. Quand je bois trop, la nuit, près de mes feux, je pleure. Je chigne. Le cœur amer, je chiale comme un gosse. Veux-tu que je te dise ? Nous sommes des monstres, mon ami, nous sommes des monstres.



27/12/2022
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